Certains chercheurs marquent à jamais par leurs travaux, leurs méthodes, leurs trouvailles. D’autres irradient autour d’eux, ils sont des meneurs d’équipe, des entraîneurs. Jay G. Blumler, qui est mort le 30 janvier, à l’âge de 96 ans, possédait au plus haut point ces deux talents.
Né le 18 février 1924 à New York, d’origine russe, un père resté marxiste aux Etats-Unis et une mère fervente supportrice de Roosevelt et du New Deal, Blumler fait des études à l’Antioch College (Ohio), qui avait été la première université américaine à recevoir des femmes et des Noirs. Là s’est forgé l’humanisme fondamental du jeune Jay, dans cette institution dont la maxime est : « Ayez honte de mourir tant que vous n’aurez pas remporté la moindre victoire pour l’humanité. »
Passé par l’université de Georgetown, puis engagé dans l’armée américaine en 1944, comme interprète en russe, Blumler devient, à la libération de Berlin, président du Comité des anciens combattants américains de la ville. Des décennies plus tard, il se souviendra encore y avoir reçu Eleanor Roosevelt pour un thé ! Il hésite alors entre une carrière universitaire et la musique (il avait fait partie, à Georgetown, d’un quartette baptisé « Four Freedoms »). Il restera un incroyable chanteur, à la forte voix de baryton, entonnant volontiers – à la fin des réunions de travail, et jusque dans ses cours – des airs de folklore, de chansons populaires ou de jazz.
Théorie des « usages et gratifications »
Heureusement pour la sociologie, Blumler choisit l’université. Il s’installe au Royaume-Uni en 1949, où il prend un poste de professeur de théorie politique à Oxford, avant de rejoindre l’université de Leeds en 1963. C’est là qu’il se passionne pour le sujet qui l’occupera toute sa vie : la communication, et spécialement l’audiovisuel, et son impact sur la politique. C’est là qu’il fondera, en 1966, un centre de recherche consacré à la télévision, qui obtiendra vite une aura mondiale.
En liaison avec le chercheur Elihu Katz, Jay Blumler et son équipe mettent en avant une théorie des « usages et gratifications », selon laquelle l’influence exercée par un média sur un individu, ou sur un groupe social, ne peut être uniforme, puisqu’il dépend des usages que celui-ci attend du moyen de communication.
Selon que l’électeur, par exemple, cherche dans une émission l’acquisition de connaissances, ou une distraction, ou un moyen de le guider dans son choix, ou des arguments pour convaincre les autres, le lien différent établi entre télévision et téléspectateur impliquera des mécanismes d’influence divers. Plutôt que de se demander « quel est l’impact des médias sur le public ? », on se demande donc « comment le citoyen utilise-t-il les médias, et pourquoi ? » Cela permet de rompre avec la sempiternelle réponse « on ne trouve guère d’influence des médias dans les enquêtes », pour révéler que le citoyen lui-même joue un rôle actif dans le choix qu’il fait d’un média, et que, par là même, ce média peut voir son impact démultiplié.
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